Vers quatre

heures, il recommença à neiger. À six heures, il faisait nuit et le goudron noir de la route était devenu d’un blanc fantomatique sous leurs pieds. Stu boitait fortement. Tom lui demanda s’il voulait s’arrêter. Stu se contenta de secouer la tête.

À huit heures la neige tombait très dru. Une ou deux fois, ils allèrent se perdre dans les tas de neige qui bordaient la route avant de retrouver leur chemin. La route devenait très glissante. Tom tomba deux fois puis, vers huit heures et quart, ce fut le tour de Stu qui fit une chute sur sa mauvaise jambe.

Il dut serrer les dents pour étouffer un gémissement.

Tom se précipita pour l’aider à se relever.

– Ça va, merci.

Vingt minutes plus tard, une voix jeune et nerveuse sortit du noir. Ils se figèrent sur place : – Q-Qui v-va là ?

Kojak se mit à gronder, le poil hérissé. Tom ouvrit la bouche. Et, à peine audible sous le hurlement constant du vent, Stu entendit un bruit qui le remplit de terreur : le bruit d’une culasse de fusil.

Des sentinelles. Ils ont posté des sentinelles. Ça serait drôle d’arriver ici et de se faire descendre par une sentinelle devant le centre commercial de Table Mesa. Vraiment drôle. Celle-là, même Randall Flagg pourrait l’apprécier.

– Stu Redman ! cria-t-il dans le noir. Stu Redman !

Il avala sa salive qui fit un clic dans sa gorge.

– Et qui êtes-vous ? demanda-t-il.

Stupide. Tu ne le connais certainement pas…

Mais la voix qui sortait de la neige paraissait pourtant familière.

– Stu ? Stu Redman ?

– Tom Cullen est avec moi… pour l’amour de Dieu, ne tirez pas !

– C’est un piège ?

L’homme semblait se parler tout seul.

– Non, ce n’est pas un piège !

Tom, dis quelque chose.

– Salut ! dit sagement Tom.

Il y eut un silence. La neige tourbillonnait autour d’eux. Puis la sentinelle (oui, cette voix était familière) se manifesta à nouveau :

– Stu avait un tableau dans son ancien appartement. Qu’est-ce que c’était ?

Stu chercha fiévreusement dans sa tête. Le claquement de cette culasse lui revenait à l’esprit et l’empêchait de réfléchir. Mon Dieu je suis ici, en pleine tempête de neige, en train d’essayer de me souvenir d’un tableau qui se trouvait dans l’appartement – l’ancien appartement. Fran a dû déménager pour s’installer avec Lucy. Tiens, justement, Lucy se moquait de ce tableau. Elle disait que John Wayne attendait sûrement ces Indiens au bar…

– Frederic Remington !

hurla-t-il de toutes ses forces. Et… et le tableau s’appelle Le Sentier de la Guerre !

– Stu ! répondit la sentinelle.

Une forme noire sortit de la neige, courut vers eux en glissant.

– Je n’arrive pas à y croire…

Et il était devant eux. Billy Gehringer, le jeune homme qui leur avait donné du fil à retordre l’été dernier avec sa manie de faire du stock-car en pleine rue.

– Stu ! Tom ! Et

Kojak, nom de Dieu ! Et Glen Bateman ? Larry ? Où est Ralph ?

Stu secoua lentement la tête.

– Je ne sais pas. Il faut qu’on se mette à l’abri, Billy. Nous sommes gelés.

– Bien sûr. Le supermarché est juste au bout de la rue. Je vais appeler Norm Kellogg… Harry Dunbarton… Dick Ellis… merde, je vais réveiller toute la ville ! C’est fantastique ! J’arrive pas à y croire !

– Billy…

Billy se retourna et Stu s’approcha de lui en boitillant.

– Billy, Fran devait avoir un bébé…

Billy se raidit, puis murmura : – Merde, je n’y pensais plus.

– Elle l’a eu ?

– George. George Richardson va t’en parler, Stu. Ou Dan Lathrop. C’est le nouveau médecin. Il est arrivé à peu près un mois après votre départ. Dans le temps, il était oto-rhino, mais il est très…

Stu secoua Billy, coupant net son babillage presque frénétique.

– Qu’est-ce qui ne va pas ?

demanda Tom. Il y a quelque chose qui va pas avec Frannie ?

– Dis-moi, Billy, dit Stu. S’il te plaît.

– Frannie va bien. Elle va s’en sortir.

– C’est ce qu’on t’a dit ?

– Non, je l’ai vue. Tony Donahue et moi, on est allé lui porter des fleurs qu’on avait cueillies dans la serre. La serre, c’est l’idée de Tony. Il y fait pousser des tas de trucs, pas seulement des fleurs. Si elle est encore à l’hôpital, c’est simplement parce qu’elle a eu une… c’est ça, une romaine.

– Une césarienne ?

– Oui, c’est ça, parce que le bébé venait dans le mauvais sens, je crois. Mais ça s’est passé en douceur. Nous sommes allés la voir trois jours après l’accouchement, le 7 janvier, avant-hier.

On lui a apporté des roses. On s’est dit qu’elle avait besoin d’être consolée, parce que…

– Le bébé est mort ?

– Non, il n’est pas mort. Pas encore, ajouta-t-il après un long moment d’hésitation.

Stu se sentit soudain très loin de là, précipité dans le vide. Il entendait un rire… le hurlement des loups…

Et cette fois, un torrent de paroles sortit de la bouche de Billy :

– Il a la grippe. Il a attrapé le Grand Voyage. C’est la fin pour nous tous, c’est ce que les gens disent. Frannie l’a eu le 4, un garçon, près de trois kilos. Au début, il avait l’air d’aller bien et je crois que tout le monde dans la Zone s’est saoulé. Et puis le 6, il… il a attrapé la maladie. Oui, c’est comme ça, continua Billy dont la voix commençait à vaciller. Il l’a attrapée… Merde ! C’est une mauvaise nouvelle pour quelqu’un qui rentre, je suis vraiment désolé, Stu…

Stu tendit la main, trouva l’épaule de Billy, l’attira vers lui.

– Au début, tout le monde disait qu’il allait peut-être aller mieux, que c’était simplement une grippe ordinaire… ou la bronchite… ou le croup… mais les toubibs, ils disaient que les nouveau-nés n’attrapent presque jamais ces maladies-là. C’est comme une immunité naturelle, parce qu’ils sont trop petits. Et puis George et Dan… ils ont tellement vu de super-grippes l’année dernière…

– Qu’ils auraient du mal à se tromper.

– C’est ça, murmura Billy. T’as compris.

– Quelle merde, murmura Stu.

Il se retourna et commença à redescendre la rue en boitillant.

– Stu, où est-ce que tu t’en vas ?

– À l’hôpital. Voir ma femme.